BARDELLA, KNAFO, BELLAMY : LE RéCIT MéCONNU DE LEUR JEUNESSE

L'histoire retiendra la morgue et le mépris. Il y a en gros dix ans paraissaient L'Insécurité culturelle de Laurent Bouvet, Le Mai 68 conservateur de Gaël Brustier, La France périphérique de Christophe Guilluy. Ils ont été parmi les premiers à percevoir la fragmentation de la nation, l'accroissement inouï des écarts de ressources entre les campagnes et les métropoles, la montée de l'islamisme dans les quartiers populaires, le réarmement de la droite conservatrice, etc. Conséquence à prévoir, disaient-ils : l'explosion des suffrages en faveur du Front national et l'avènement d'un nouveau clivage, lequel pourrait aboutir à la disparition de l'UMP et du Parti socialiste.

Ces intellectuels ont été traités de « souverainistes », puis de « nationalistes », et, pourquoi se gêner après tout, de « fascistes ». Dix ans plus tard, l'histoire, non sans ironie, leur a donné raison sur tout ou presque.

À cette époque, en 2014, le journaliste Alexandre Devecchio s'intéresse au même phénomène en enquêtant auprès d'une génération invisible sur les écrans radars des partis de gouvernement, François Hollande est alors président. Le fruit de ce travail considérable et prophétique avait été publié sous le titre des Nouveaux Enfants du siècle, ces jours-ci réédité en poche à l'occasion des élections européennes.

Trois jeunes, symptômes de la génération à venir

On y croisait, entre autres, un garçon de 20 ans originaire de Seine-Saint-Denis qui occupait des fonctions subalternes au Front national, Jordan Bardella (c'était la première fois qu'un journaliste lui posait des questions) ; une étudiante de Sciences Po, elle aussi ayant grandi en Seine-Saint-Denis, ambitieuse et séduite par les idées d'Éric Zemmour, Sarah Knafo ; un adjoint au maire de Versailles auteur de livres de philosophie où il critiquait le progressisme, François-Xavier Bellamy.

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La plupart étaient inconnus ou presque ; et le journaliste, au contraire de bien des commentateurs, ne percevait pas ce phénomène comme un problème, mais comme un symptôme, les futurs représentants d'une génération dont les convictions ne correspondaient en rien aux critères alors pris en compte par les instituts de sondage et les analystes. Ils seront à l'origine d'une droite d'un nouveau genre, parfois antilibérale et radicale, souvent décomplexée et, surtout, qui ne se percevait pas comme extrémiste.

Ces jeunes gens refusent de se voir imputer les trahisons de Pétain, le charabia nauséabond de Maurras, les saillies antisémites de Jean-Marie Le Pen, et ce, pour une raison simple : ils n'étaient pas là au moment des faits, refusent par conséquent d'en être comptables, et au fond, s'en foutent. Quant aux sujets « interdits », l'islamisme, l'immigration, la nation, non seulement ils s'en saisissent, mais ils en font les conditions de leur implication dans la société et dans sa projection politique. Les tabous et les dogmes en vigueur, un à un, tomberont en ralliant une audience toujours plus large.

Le deni et le mépris de la gauche

À la prophétie de la fin de l'histoire de Francis Fukuyama, Alexandre Devecchio répond : « Le scénario ne s'est pas déroulé comme prévu : le progrès social a cédé la place à la crise économique ; la promesse multiculturaliste a débouché sur le choc des civilisations ; l'Europe des normes et du marché a creusé le vide laissé par l'effacement des nations et des systèmes. À l'empire du bien a succédé l'empire du rien. [?] Les autres jeunesses ont subi diversement le rouleau compresseur du déracinement et de la désintégration, mais c'est unanimement qu'elles pensent avoir raison de se révolter. »

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Dix ans plus tard, la révolte a non seulement eu lieu dans les urnes, mais elle a aussi conquis l'espace mental des Français, y compris lorsqu'ils ne votent pas pour Marine Le Pen. En témoigne l'extraordinaire popularité (entre 70 et 80 % d'opinions favorables, selon les instituts de sondage) de la loi sur l'immigration portée par le président de la République. Emmanuel Macron qui, lui et au contraire des caciques socialistes de l'époque, avait probablement pris au sérieux l'avènement des nouveaux enfants du siècle. La défense de l'Europe et la libéralisation de l'économie sont autant de preuves inversées du nouveau clivage : les mondialistes contre les nationalistes. Il en a tiré le meilleur en rassemblant les premiers.

Au lieu d'engager une confrontation idéologique de fond, la gauche de gouvernement s'en est tenue au déni, quand elle ne versait pas dans un mépris bien peu lucratif d'un point de vue électoral. Parce qu'elle incarnait les idéaux de la jeunesse depuis les années 1960, elle croyait impossible d'être remplacée par des partis aux propositions contraires, formulées par des individus d'à peine 30 ans. La démocratie obéit moins aux illusions qu'à la réalité, et, comme l'écrivait Jean Cocteau, à l'égard de l'histoire, « il n'y a pas de précurseurs, il n'y a que des retardataires ».

Référence livre

Alexandre Devecchio, Les Nouveaux Enfants du siècle, préface inédite de l'auteur, Paris, « Lexio », les éditions du Cerf, 2024.

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