À L’ORIGINE DE LA COLèRE SOCIALE, « IL Y A UN SENTIMENT DE MéPRIS EXTRêMEMENT FORT »

SOCIAL - Lors du premier meeting de la Nupes contre la réforme des retraites, le 10 janvier, François Ruffin appelait la gauche à « toucher les cœurs […], réveiller la joie et l’orgueil » des Français contre « la résignation ». Cette résignation que beaucoup craignaient il y a quelques mois a finalement laissé place à une mobilisation massive et historique. À leur apogée le 23 mars, les cortèges ont rassemblé 3,5 millions de manifestants selon la CGT.

Dans les manifestations, une atmosphère souvent festive, mais aussi beaucoup de colère. Surtout depuis le recours au 49.3 par le gouvernement pour faire passer la réforme. Entre dégoût, rejet des institutions, et parfois violences, la gronde sociale ne faiblit pas. Selon un sondage BVA pour RTL du 28 mars, la colère est le sentiment qui domine désormais chez les Français, devant l’inquiétude.

Pour mieux comprendre la nature et les expressions de cette colère, Le HuffPost a parlé avec Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’université Rennes 2, qui a écrit Le vertige de l’émeute ; De la Zad aux Gilets jaunes (PUF, 2019) et De si violentes fatigues ; Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien (PUF, 2021).

Le HuffPost. Avant les mobilisations contre la réforme des retraites, il y avait un sentiment de lassitude, de désengagement de la vie politique. Aujourd’hui, on observe pourtant une grande contestation : comment est-ce que vous expliquez ça ?

Romain Huët. Il y avait un état de résignation assez général post-Gilets Jaunes et Covid. Avec en plus, concernant le Covid, un rapport très anxiogène au monde. Et là, on observe absolument le contraire, avec un retour des corps dans la rue. Un mélange un peu curieux de joie de se retrouver ensemble – il y a quelque chose d’assez festif, du moins jusqu’au 49.3 – et en même temps de colère, tant l’accumulation des fatigues ou des sentiments de mépris sont forts.

Il y a aussi ce sentiment que l’on est dans un présent qui vacille, avec une difficulté à saisir à la fois ce qu’est le monde aujourd’hui et ce qu’il pourrait devenir. Et là, vous avez une réforme au sujet de laquelle vous pouvez avoir une certaine maîtrise intellectuelle. Ici, on n’est pas en train de se demander ‘comment faire en sorte que le milieu naturel survive à notre présence’, on est simplement en train de se dire ‘tiens, techniquement on nous demande de travailler deux ans de plus pour des raisons économiques’ et ça les gens sont tout à fait capables de comprendre et d’opposer des arguments importants.

Cette mobilisation touche aussi un point central. C’est un mouvement qui n’est pas simplement technique sur la question de la retraite, mais qui questionne plus largement la place du travail dans nos existences, le fait que le travail s’est dégradé qualitativement et que les gens ne sont pas prêts à concéder ce genre d’efforts. Ce mouvement en appelle à d’autres désirs de vivre.

Le moment qui a le plus déclenché la colère, c’est l’utilisation du 49.3. Pourquoi ce basculement selon vous ?

Je pense que la plupart des gens ont encore un faible attachement aux institutions démocratiques et notamment au rôle possible du Parlement. Voir que le Président, n’étant pas sûr d’avoir les voix suffisantes pour faire passer la réforme, passe par le 49.3, il y a vraiment un sentiment de mépris qui est extrêmement fort.

Ça produit une colère très forte et quelque chose de très unitaire. Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu un front syndical uni, une opinion publique massivement opposée à une réforme. Ça crée une division extrêmement forte et, j’ai l’impression, un peu irréversible, entre une bonne partie de la population et le pouvoir. Et ça consacre la crise de la croyance envers toutes ces institutions qui sont censées garantir que les décisions sont prises en respectant les processus démocratiques.

Dans vos travaux, vous vous interrogez sur le devenir politique de la souffrance. Est-ce que c’est ce « devenir » qu’on est en train de voir aujourd’hui dans les rues ?

C’est rare de rencontrer quelqu’un qui vous dise qu’il n’est pas fatigué. Ce sentiment d’épuisement un peu général, il est clairement partagé. Là, il prend une forme très intéressante. J’avais un peu peur que l’épuisement prenne une expression politique très régressive, que ça conduise à des tentations « fascisantes ». Mais là, ça prend des expressions politiques extrêmement classiques.

Je suis allé voir un peu les blocages de rocades qui sont faits à Rennes, et j’ai discuté avec les automobilistes. Et c’est très intéressant parce qu’alors que les gens attendent depuis deux heures dans leur voiture, neuf sur dix d’entre eux sont très contents et bloquent quasiment par eux-mêmes parce qu’ils ont vraiment envie de parler. Il y a quelque chose de l’ordre d’une libération de la parole, à la fois sur la critique que l’on fait de notre présent, mais aussi un rapport très très hostile aux institutions politiques et en particulier au Président de la république.

Vous dites dans votre livre « Le vertige de l’émeute » que les « discours sociaux et médiatiques ne voient en l’émeute qu’un pur agir nihiliste de destruction dépourvu de sens politique ». Pour vous, c’est quoi le sens politique de l’émeute ?

Il y a quelque chose de l’ordre de vouloir atteindre le pouvoir. Et atteindre le pouvoir, c’est l’atteindre matériellement, mais c’est aussi être l’objet de son attention. Pourquoi est-ce que les gens ont autant de peurs mais aussi de formes de joie ou d’enthousiasme dans les manifestations sauvages, par exemple ? Je pense que c’est parce qu’ils objectivent physiquement un pouvoir qui vacille, un pouvoir qui a du mal à contenir les foules, qui est débordé, qui a besoin en tout cas de développer un arsenal technique et humain extrêmement important pour contenir la foule. C’est montrer aussi une des limites du pouvoir.

C’est l’image d’un pouvoir qui est un peu à bout parce qu’il est obligé, justement, de sortir un peu la matraque. Michel Foucault expliquait que la matraque, c’est le bout du pouvoir et en même temps, c’est l’image d’un pouvoir qui est à bout. C’est une idée assez forte : l’image d’une impossibilité à contenir ou à gouverner des foules.

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